Lecture 2019-43 : « Les Patriotes » de Sana Krasikov

Poursuite de la rentrée littéraire avec ce premier roman d’une romancière américaine que Léa du Picabo River Book Club et les Editions Albin Michel m’ont gentiment permis de découvrir. Inspiré à l’auteur par une anecdote qu’un ami lui a racontée, ce roman est avant tout une fresque familiale tournant autour d’une mère, d’un fils et de son petit-fils, tous trois américains, et dévoilant leur vision personnelle de l’empire soviétique puis russe des années 30 aux années 2000. En route donc pour un voyage au cœur d’une famille dont les membres tentent de se comprendre et que l’Histoire va peu à peu « réconcilier ».

Des américains à Moscou

Alors que les Etats-Unis sont frappés par le Grande Dépression, Florence Fein, à seulement 24 ans, quitte Brooklyn pour une ville industrielle de l’Oural, dans la toute jeune URSS. Elle n’y trouvera pas ce qu’elle espérait : un idéal d’indépendance et de liberté. Comme de nombreux Refuzniks, son fils Julian, une fois adulte, émigre aux Etats-Unis. Des années plus tard, en apprenant l’ouverture des archives du KGB, il revient en Russie et découvre les zones d’ombres de la vie de sa mère.

De la Grande Dépression à la désillusion

Déçue par le capitalisme dont les conséquences commencent à se faire ressentir au sein des classes populaires américaines et tombée amoureuse d’une bel ingénieur russe, Florence Fein, issue d’une famille juive, décide, dans les années 30, de tenter le « rêve soviétique » promettant solidarité, liberté et espoir d’une vie meilleure et surtout plus juste. A lire cela, on se préparerait à se plonger dans une romance remplie d’aventures qui finirait par les retrouvailles des deux amants sur les rives de la Volga ou sur un épilogue tragique à la Anna Karénine. Mais que nenni ! Derrière ce prétexte, Sana Krasikov s’empare d’une part de l’histoire américano-russe et, tout en faisant traverser à ses personnages 75 ans d’Histoire, nous montre combien cette période glorifiée, toutes ces années, à son avantage par chaque camp ne reposait, en fait, dès le début, que sur un terrible mensonge initié par Roosevelt et Staline et condamnant nombre d’américains à perdre leurs dernières illusions.

Florence, c’est la jeunesse américaine qui, révoltée par cette politique américaine sous Roosevelt qui laisse tant de ses concitoyens sur le côté de la route, s’est laissée tentée par le grand « rêve soviétique ». Pleine d’espoirs, on sent tout au long du roman qu’elle lutte pour continuer à y croire malgré les événements et les compromissions dans lesquelles on tente de la faire tomber en lui faisant miroiter en échange une vie meilleure. Cette lutte est d’autant plus difficile voire douloureuse que son propre pays l’a littéralement abandonnée sous prétexte qu’il ne la jugeait pas assez patriote. C’est pourtant ce patriotisme qui va lui coller au corps toute sa vie : quand elle se retrouvera face à ce soldat américain qu’elle va tenter de sauver (même si elle le fait aussi un peu pour elle), quand elle refusera longtemps, malgré les demandes répétées de son fils, Julian, de revenir aux Etats-Unis et de quitter la Russie qui, malgré tout ce qu’elle y a vécu, est devenue sa seconde patrie car elle au moins l’a recueillie… Plus grande nous apparaît alors la désillusion du personnage qui découvre que finalement ce qu’elle a trouvé chez les Russes, c’est tout simplement ce qu’elle avait voulu fuir : les travers d’un régime oligarchique, les petits arrangements entre amis, les délations, la mesquinerie pour obtenir le moindre privilège, la peur des juifs… Malgré tout cela, à aucun moment, Florence ne se plaint ni ne remet en question son choix. Nous, lecteurs, le comprenons difficilement. Peut-être est-ce le seul moyen qu’elle a trouvé de ne pas perdre ses idéaux ? Finalement, Etats-Unis ou Russie, à ses yeux, c’est du pareil au même. Elle a choisi sa vie en Russie, elle l’a assumée, elle aurait fait tout pareil si elle était restée dans son pays natal. Alors à quoi bon avoir des regrets ? L’important, c’est de faire en sorte que sa vie n’ait pas trop de conséquences néfastes sur celle des autres et c’est ce qu’elle va courageusement réussir à faire tout au long du roman.

Julian, lui, c’est le fils qui cherche à comprendre. Pourquoi une telle obstination, un tel aveuglement de la part de sa mère ? C’est ce qu’il finira par découvrir en consultant les dossiers soigneusement conservés par les services du KGB. On dit souvent qu’il n’est pas bon de remuer le passé. Pour Julian, ce sera tout le contraire. La vérité va lui offrir des réponses et surtout la plus importante : pouvoir enfin comprendre qui était sa mère et que, quels que furent les obstacles et les choix difficiles qu’on lui a opposés et imposés, elle a toujours veillé à essayer de rester fidèle à ses valeurs. En cela, cette intrigue m’a un peu rappelé celle du magnifique roman de Pierre Assouline, La Cliente (si vous ne le connaissez pas, je vous le recommande fortement).

Julian, c’est aussi un père qui cherche à tout prix à ramener au bercail son fils, Lenny. Il constate, en effet, que l’URSS de sa mère et la Russie où Lenny vit désormais (avec une petite amie russe qui, au passage, a bien compris l’intérêt d’avoir un compagnon américain) n’ont guère changé. Il s’agit donc de ne pas reproduire les mêmes erreurs d’appréciations. Oui, mais voilà, Lenny, même s’il connaît des désillusions professionnelles, a trouvé ce qui semblait lui manquer : une famille russe qui le comprend et l’aime. Il ne restera plus à Julian qu’à « faire la paix » avec son fils, faute de ne pas avoir été le père idéal, faute de ne pas l’avoir « préparé » à son destin comme l’indique si intelligemment le personnage de Valentina.

En somme, Sana Krasikov nous montre ici à quel point nul n’est maître de son destin. Chacun fait comme il peut, avec ses armes et ses valeurs.

Au final, un très belle fresque qui expose, à travers l’expérience de trois membres d’une même famille, une vision multiple de l’Histoire américano-russe passée et contemporaine.

Sana Krasikov, Les Patriotes, Editions Albin Michel, 2019

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